lundi 15 octobre 2007

Le néologisme

Néologisme(s)
Le néologisme est l'invention d'un terme qui répond le plus souvent à un usage nouveau, parfois à une invention poétique.

Dans notre société en changement accéléré, force est de constater que les mots courants ont peine à saisir et à définir les transformations au fur et à mesure qu'elles se produisent. Ainsi s'est imposé le terme de walkman auquel le laborieux baladeur de l'Académie française n'a pas mis un terme. Aussi n'a-t-on pas à s'étonner que les néologismes les plus nombreux soient d'origine anglo-saxonne. Ils "s'imposent", non pas par un décret ou par une autorité, mais par l'usage prévalent qui s'en fait partout. Exemple classique : week-end, puis weekend. Mais aujourd'hui ce sont les changements techniques les plus nombreux et qui entraînent le plus grand nombre de néologismes qui s'invétèrent dans la langue. Ce phénomène est particulièrement fréquent, répétons-le, dans le domaine des techniques : le hardware, le software, les bytes, les bits, les Ram, les Rom font florès.

Au-delà de ses changements techniques, il me semble que d'autres changements plus profonds s'ébauchent qui revendiquent un nouveau type de néologismes. C'est ainsi que j'ai avancé celui de "technoculture" pour désigner le fait que ni la technique, ni la culture ne peuvent de nos jours être traitées isolément (cf. Technoculture). Le néologisme de "technoculture" exprime donc cette hybridation qui devient de nos jours symbiose. De même, je propose l'utilisation du suffixe "-urgie" pour remplacer le suffixe classique de "-logie", sémiurgie vs sémiologie, techno-urgie vs. technologie (cf. techno-urgie). Ces deux exemples mettent en lumière le fait que la sémiologie est et reste l'étude du système des signes, en quelque sorte synonyme de sémiotique. Ainsi la sémiologie de Saussure, de Barthes, ou la sémiotique de Pierce. En revanche, le suffixe "-urgie" (du grec ergon, anciennement wergon; cf. allemand Werk, anglais Work, faire, agir sur) met l'accent sur une intervention, et non plus simplement sur "l'étude de ...". Le mot chirurgie éclaire cette orientation : c'est l'utilisation active de la main qui donne son pouvoir et son statut au chirurgien.

C'est ainsi que j'ai proposé dès "La Mutation des Signes", d'appeler "sémiurgiens" ceux qui, ne se bornant plus à l'étude des signes conformément à l'usage académique ou scientifique, fabriquent et façonnent les signes par tous les moyens et sous toutes leurs formes. Ainsi, un publicitaire n'est pas seulement un homme qui fait de la publicité; il est comme le couturier, comme les metteurs en pages, comme les producteurs de télévision, d'abord et avant tout un sémiurgien. La partie d'action qui correspond au suffixe est symptomatique du changement qui se produit dans notre société où la conception devient quasiment indissociable de l'action et où l'action ne cesse de se répercuter en chaîne.

L'attitude du sémiologue est celle de l'homme d'étude utilisant les grilles et les grades propres à sa condition. Les sémiurgiens, infiniment plus nombreux, se trouvent dans toutes les formes d'activité du monde moderne qu'ils façonnent à la fois selon leur "créativité technique" et selon l'image statistique (cf. Icônes statistiques) qu'ils se font de la cible qu'ils veulent atteindre. Le suffixe "-urgie" ne renvoie donc pas à un état de la nature, mais à une intervention humaine, en précisant que celle-ci se produit toujours avec la machine prise dans son sens général (journaux, télévision, publicité).

Un autre néologisme que j'ai proposé, avec peu de succès il est vrai, est celui de "techno-urgie". Dans l'acception courante, c'est le terme technologie qui s'est imposé jusque dans l'expression "les nouvelles technologies". Mais de fait, l'ambiguïté me paraît requérir une élucidation que l'on peut ramener schématiquement à ceci : une technique est un ensemble de moyens destinés à atteindre un objectif au moyen d'opérations réglées avec l'aide de matériaux déterminés (maçon, mécanicien, réparateur). Cf. Techniques-logies.

Une technologie implique - et c'est là l'un des aspects de l'ambiguïté - quelque chose de plus : le développement d'une technique qui laisse entendre sinon une conscience, du moins une part de conscience que perçoit l'utilisateur et qu'il tend souvent à son insu à transférer à telle ou telle technologie. Ainsi la télévision, la radio, la circulation sont autant de technologies qui ne se réduisent pas à leur simple statut technique mais qui interviennent, fût-ce subrepticement et inconsciemment, au niveau de la communauté des utilisateurs et qui, la communauté vient à propos, donnent précisément le sentiment qu'ils s'agit de moeurs partagées, fût-ce de nature technique.

Le néologisme de techno-urgie apporte un trait de plus, à savoir - et c'est le point que je mets en évidence - que la technique est grosse d'un pouvoir de création. Je réfute par avance l'objection courante : il n'y a de création que par l'homme. En fait, j'observe que sans nier cette proposition, elle ne devient valable que lorsque l'homme est au contact d'une technique qu'il accouche. Certes, le marbre est inerte en soi et seul le ciseau de Michel-Ange le réveille mais il n'y aurait pas eu d'oeuvre artistique en dehors de l'hybridation entre l'homme, la matière et la technique. Acte d'amour?

On peut en effet se demander si l'amour n'est pas par essence l'acte techno-urgique. Comme Athéna, à la fois déesse de l'intelligence et de la technique. Ainsi encore des tabourets forgés par Héphaïstos qui allaient de leur propre chef à l'Olympe pour recevoir l'assemblée des dieux.

Les néologismes expriment un trait fondamental et nouveau de notre époque. En effet, si les néologismes ont existés de tout temps, ils se sont produits dans des périodes relativement stables et au bout d'une durée notable. En revanche, l'accélération de notre société prend la langue en défaut. Celle-ci, incapable de suivre la mutation, doit recourir aux raccourcis évocateurs que sont les néologismes.

Sans parler de néologisme au sens propre, on peut encore se demander si les changements terminologiques dus aux préfixes, aux suffixes, aux mots composés, aux emprunts étrangers ne sont pas autant de phénomènes pour remédier à la dys-chronie linguistique (cf. Préfixes fertiles).

Les néologismes très souvent se concrétisent à l'intérieur de comportements sociaux qui non pas les définissent mais les expriment. Il est difficile aujourd'hui d'échapper au rock que l'on retrouve dans la circulation ou dans les lieux publics. La mode endosse un néologisme en lui conférant l'attitude sociale et l'activité qui l'entérine. Les néologismes ne sont donc pas purement des inventions verbales, Ils ont pour correspondant des attitudes et des activités sociales. Ce faisant, ils sont des comportements collectifs spécifiques (cf. l'importance de la discothèque). Mais on pourrait aussi bien, et je me propose de le faire, montrer comment l'hypermarché, le supermarché modifient fondamentalement les consommateurs en introduisant des néologismes en acte. L'un d'eux, parmi les plus significatifs, est l'introduction du marqueur électronique qui remplace la manipulation de la caissière et qu'aujourd'hui on tend à remettre au client pour que l'opération comptable se fasse au fur et à mesure des achats.

Voir également passage du téléphone fixe au téléphone portable, du commerce classique au commerce électronique, de la vente aux enchères traditionnelle aux enchères électroniques (http://www.ebay.com/)...



René Berger, 15.4.1999

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